CHAPITRE XIII
Turjun, le panthan
Carthoris ne laissa rien paraître de la vive émotion qui s’empara de lui à la nouvelle, donnée par Hal Vas, qu’Hélium se trouvait en guerre avec Dusar, d’autant plus que le hasard l’envoyait précisément au service de l’ennemi. Il en était tout retourné, envahi par une émotion sans borne.
D’un côté, le fait de pouvoir profiter de l’occasion ainsi donnée pour œuvrer au seul profit d’Hélium compensait largement le chagrin éprouvé de ne pas combattre au vu et au su de tous, à la tête de ses propres troupes, si loyales.
Évidemment, il pouvait être excessivement simple de s’échapper de l’emprise des Dusariens ; mais ce pouvait être aussi terriblement difficile car la fidélité d’un panthan enrôlé d’office est toujours sujette à caution. Il pouvait très bien ne jamais trouver une occasion de tromper leur vigilance jusqu’à la fin de cette guerre, laquelle pourrait durer aussi bien dix jours que des années d’une lutte féroce et particulièrement sanglante, des plus pénibles.
Et de se remémorer l’histoire de ces guerres dont les interminables opérations militaires avaient été menées sans interruption, durant cinq, six siècles. Il y avait même sur Barsoom des nations avec lesquelles Hélium était restée indéfiniment en état de belligérance tout au long de l’histoire de l’humanité martienne !
Bref, les perspectives étaient loin d’être réjouissantes. Carthoris ne pouvait deviner que sa présence serait une véritable providence quelques heures seulement après ! Fort heureusement, il s’était trouvé que la destinée l’envoie au « service » de Dusar.
— Ah ! s’exclama Hal Vas, voilà mon père qui arrive ! Kaor ! Vas Kor ; il y a ici quelqu’un qui sera content de te rencontrer… un preux panthan… et il s’arrêta marquant une légère attente :
— Turjun ! s’empressa de lancer Carthoris, saisissant le premier nom qui lui était passé par l’esprit.
Tout en parlant ainsi, son regard vint se poser furtivement sur l’individu de grande taille faisant son entrée ; il avait déjà vu quelque part cette grande silhouette – presque un géant – d’allure taciturne, avec une balafre blême, de la tempe à la bouche, souvenir d’un vieux coup d’épée.
Vas Kor ? se répétait-il mentalement. Vas Kor ? où donc ai-je eu l’occasion de rencontrer cet homme ?
Quand le noble eut pris la parole, un éclair jaillit dans l’esprit de Carthoris : ce serviteur sur l’aire d’atterrissage de Ptarth, la fois où il était venu expliquer à Thuvan Dihn les arcanes de son nouveau compas ! Et aussi l’esclave solitaire qui était de garde dans le hangar, la nuit de son malencontreux départ pour ce voyage néfaste en direction de Ptarth… cette randonnée si mystérieusement transformée en sévère odyssée à Aanthor !
— Vas Kor, reprit-il à haute voix, béni soit votre ancêtre pour cette rencontre !
Le Dusarien ne décela pas la dose d’ironie que contenait cette formule, usuelle chez tout Barsoomien quand il accueille un nouveau personnage dont il fait connaissance.
— Et que les tiens le soient, également, ajouta Vas Kor machinalement.
Puis vint la présentation à Vas Kor de Kar Komak ; c’était à Carthoris de le faire et il lui vint spontanément une idée pour expliquer qu’il avait la peau blanche et les cheveux roux. Il n’était évidemment pas question de dire la vérité qui n’aurait pas été crue et aurait jeté la suspicion sur eux, dès le commencement.
— Kar Komak, expliqua-t-il, est comme vous le constatez, un Thern, venu en errant pour chercher aventure très loin des temples à la lisière des glaces de la banquise sud. Je l’ai rencontré dans les fosses d’Aanthor et, bien que je ne le connaisse que depuis peu, je suis en mesure de vous garantir sa loyauté et sa bravoure.
Il faut dire que depuis la destruction de cette fabrique de superstitions et de fausse religion par John Carter, la majorité des Therns avaient accepté avec joie le nouvel ordre de choses. Aussi n’était-il pas rare de les voir se mélanger à la multitude des hommes rouges, dans les diverses grandes villes du monde extérieur : Vas Kor n’éprouva donc aucun étonnement et n’exprima aucun doute, même léger.
Tout au long de l’interrogatoire, Carthoris se tint aux aguets, comme un chat, pour juger si Vas Kor reconnaissait en lui – panthan tout décrépit – le glorieux et prestigieux prince d’Hélium. Les nuits passées sans sommeil, les longues et harassantes journées passées à marcher inlassablement, les combats multiples, les blessures et le sang séché suffisaient amplement pour effacer toute trace de sa superbe d’autrefois ; et puis, Vas Kor ne l’avait vu que deux fois de toute sa vie, brièvement. Il n’était donc pas tellement étonnant qu’il ne l’ait pas reconnu.
Le soir même, Vas Kor annonça qu’il partirait vers le Nord, en direction de Dusar, recruter des volontaires au fur et à mesure de sa progression ; il comptait partir tôt dans la matinée.
De fait, un grand navire se trouvait dans un champ, juste derrière la maison ; c’était un croiseur-transport de troupes de vaste dimension, qui pouvait recevoir un grand nombre d’hommes, tout en étant rapide et bien armé. Carthoris y passa la nuit ainsi que Kar Komak, en compagnie d’autres recrues, sous la garde des guerriers de l’armée régulière dusarienne.
Vas Kor revint de la demeure de son fils aux environs de minuit et regagna aussitôt sa cabine. Carthoris était de garde, avec un Dusarien. L’Héliumite eut du mal à réprimer un froid sourire quand le noble vint passer à trente centimètres tout au plus de lui ; oui ! moins d’un demi-mètre de sa lame longue et fine, qui pendait et oscillait dans son harnais.
Quelle tentation et comme il aurait été facile de venger le tour de lâche qui lui avait été joué : la vengeance d’Hélium, Ptarth et Thuvia !
Mais sa main ne s’éleva point vers la garde de la dague car Vas Kor pouvait servir à une meilleure fin : savoir où Thuvia de Ptarth était cachée, maintenant, et s’il était exact que c’était des Dusariens qui pilotaient l’appareil venu se poser pendant le combat devant Aanthor.
Au cas où il en aurait bien été ainsi, c’est qu’ils étaient les instigateurs de cette sinistre comédie. Alors il se devait de jouer finement la partie jusqu’au moment favorable. Or, qui mieux que Vas Kor était susceptible de mener le prince d’Hélium à Astok de Dusar ?
La nuit régnait encore quand un léger bruit de moteur parvint aux oreilles de Carthoris. Il jeta alors un coup d’œil circulaire dans le ciel.
C’était exact : loin dans le nord, à peine esquissé sur le vide obscur qui s’étendait par-derrière et jusqu’à l’infini, la faible lueur d’un navire, tous feux éteints, se devinait plus qu’elle ne se voyait vraiment dans le ciel septentrion.
Carthoris ne donna pas de signe d’alerte, ignorant si cet appareil était ami ou ennemi de Dusar. Au contraire, il détourna son regard dans une autre direction, laissant le soin de le détecter à l’autre dusarien qui assurait la garde avec lui.
Subitement, son compagnon découvrit également le navire et il actionna le signal d’alarme qui réveilla le reste de l’équipage de garde ainsi qu’un officier, les faisant sortir prestement de leurs soieries doublées de fourrures étendues sur le pont du navire.
Le croiseur de transport était posé sans qu’aucun feu de position ne le signale à un arrivant éventuel. Posé invisible, à même le sol comme il l’était, il aurait dû rester totalement ignoré de l’appareil arrivant, lequel se révélait être un vaisseau encore assez petit, vue la distance à laquelle il était.
Il devint vite évident que l’étranger avait l’intention d’atterrir, car il spiralait lentement, descendant de plus en plus bas dans une succession de courbes gracieuses.
— C’est le Thuria, souffla l’un des guerriers dusariens ; je le reconnaîtrais dans l’obscurité totale d’un puits, entre mille autres appareils !
— C’est parfaitement exact ! confirma Vas Kor qui venait de monter sur le pont. Puis il héla :
— Kaor, Thuria !
— Kaor ! parvint une voix, après un moment de silence. Puis : quel vaisseau ?
— Le croiseur-transporteur Kalksus, avec Vas Kor de Dusar à bord.
— Bien ! reprit la voix venant d’en haut. Y a-t-il un bon endroit où nous pouvons nous poser ?
— Oui ! venez sur tribord, mais attendez, nous allons vous montrer où nous sommes en allumant momentanément nos lumières !
Un moment après, le petit vaisseau se plaça près de l’autre, ses phares allumés, puis il les éteignit une nouvelle fois.
Plusieurs silhouettes se détachèrent et glissèrent des côtés du Thuria pour gagner le Kalksus. Toujours très soupçonneux, les Dusariens se tinrent prêt à recevoir les visiteurs amis ou ennemis, ce qu’une inspection détaillée, seule, pourrait déterminer.
Carthoris se tenait contre le bastingage, prêt à prendre le parti des nouveaux arrivants, s’il le fallait. Ils pouvaient bien être des Héliumites jouant la comédie à l’égard du navire dusarien. Il l’avait fait, pour sa part, plusieurs fois et savait une telle ruse parfaitement possible.
Mais le visage du premier homme à débarquer et passer la lisse lui procura une vive déception, un choc même, car c’était le plus déplaisant qu’il puisse y avoir pour lui : c’était Astok, prince de Dusar.
Dédaignant jeter le moindre regard aux hommes présents sur le pont du Kalksus, Astok se précipita en avant, pour recevoir les hommages de Vas Kor ; puis il s’empressa de descendre avec lui dans les profondeurs du vaisseau.
Les officiers et les hommes récupérèrent leurs couvertures et, une nouvelle fois, le pont se trouva désert, à l’exception du guerrier dusarien et de Turjun, le panthan, qui reprirent leur garde.
Ce dernier allait et venait ; quant au premier il se penchait au-dessus de la rambarde, attendant avec impatience le moment de la relève qui lui apporterait un peu de répit. Il ne vit donc pas son compagnon approcher des lumières de la cabine de Vas Kor et, non plus, coller l’oreille contre un petit manchon d’air.
— Que les Singes-Blancs nous mangent tous, s’écria sombrement Astok, si nous ne sommes pas dans un pétrin invraisemblable, tel que vous n’en avez jamais encore vu ! Nutus croit qu’elle est dissimulée très loin de Dusar et il m’a ordonnée de la ramener au plus tôt !
Il s’interrompit. Personne n’aurait jamais dû entendre de sa bouche un tel aveu et ce qu’il essayait de dire : cela aurait dû rester le secret absolu de Nutus et Astok, la sécurité d’un trône en dépendait directement !
Détenteur d’un tel secret, n’importe quel homme aurait eu barre sur le Jeddak de Dusar lui-même, quelles que fûssent ses prétentions.
Mais Astok avait peur et il voulait s’appuyer sur cet homme d’âge, attendant de lui un conseil quelconque ; aussi allait-il de l’avant.
— Je dois la tuer, murmura-t-il en regardant craintivement tout autour. Nutus désire simplement voir le corps pour être certain que ses ordres ont bien été exécutés. Je suis supposé être venu à l’endroit où nous l’aurions séquestrée à l’insu de tous et la ramener en grand secret à la capitale. Bien sûr, personne ne doit jamais savoir qu’elle a été sous la garde de quelqu’un de chez nous je n’ai pas besoin de vous expliquer ce qu’il adviendrait de Dusar si Ptarth, Hélium et Kaol venaient à connaître la vérité.
Celui qui écoutait, à l’autre bout de la bouche d’air, serra ses mâchoires à les briser ; il n’avait d’abord fait que soupçonner quel était l’objet de la conversation ainsi que l’identité de la personne impliquée. Maintenant, il savait ! Et ils parlaient de la tuer ! Ses doigts puissants se serrèrent tant que les ongles pénétrèrent dans la paume !
— Et vous désirez que je vous accompagne durant votre retour avec elle jusqu’à Dusar, ajouta Vas Kor. Où est-elle ?
Astok se pencha près de son interlocuteur et lui murmura quelque chose à l’oreille. Une esquisse de sourire traversa le visage cruel de Vas Kor réalisant sur le champ tout le pouvoir qui tombait entre ses mains : aucun doute, il pouvait être jed à brève échéance.
— Et de quelle manière pourrai-je vous aider, mon prince, demanda le vieil homme, d’un ton particulièrement suave.
— Jamais je ne pourrai la tuer moi-même, assura alors Astok. Par Issus ! je ne pourrai pas le faire : quand elle tourne ses beaux yeux vers moi, mon cœur fond comme neige au soleil !
Les yeux de Vas Kor se rétrécirent.
— Et vous souhaitez…, il s’interrompit, sa question inachevée et cependant complète.
Astok hocha la tête, ajoutant :
— Vous ne l’aimez pas, vous !
— Sans doute, mais je tiens à ma peau – bien que je sois un noble de petite qualité.
— Vous serez un noble de la plus haute condition, un noble de premier rang ! s’exclama Astok.
— J’aimerais bien être jed, dit alors Vas Kor brutalement.
Astok hésita.
— Il faut qu’un jed meure avant de pouvoir en nommer un autre à sa place ! plaida-t-il.
— Les jeds sont mortels, aboya l’autre. Il ne vous serait certainement pas bien difficile d’en trouver un que vous n’aimez guère… il y en a tellement qui ne vous aiment pas !
Vas Kor commençait déjà à prendre l’ascendant sur le prince. Ce dernier, rapide d’esprit, nota immédiatement le subtil changement d’attitude de son lieutenant à son égard. Aussi, un plan rusé jaillit de sa cervelle démoniaque.
— Mais oui ! Vas Kor, s’exclama-t-il, vous serez jed sitôt la chose faite, ajoutant pour lui : non ! Il est certain que je trouverai sans peine un jed que je n’aime pas !
— Et quand donc allons-nous retourner à Dusar ? demanda le noble.
— De suite ! répondit Astok. Nous pouvons partir immédiatement – rien ne vous retient ici ?
— J’avais l’intention de voguer dès la matinée pour ramasser les recrues que les différents dwars des Routes ont réunies à mon intention pour les ramener à Dusar.
— Les recrues attendront, répondit Astok. Mieux encore, revenez avec moi à Dusar, sur le Thuria et laissez le Kalksus continuer sa course et ramasser les conscrits.
— C’est vrai ! acquiesça Vas Kor : ce plan est excellent : allons-y, je suis prêt. Et il se leva pour accompagner Astok sur son appareil personnel.
Carthoris ayant surpris toute cette conversation par le manchon d’aération se remit sur ses pieds, marchant d’un air accablé, comme l’aurait fait un vieillard, le visage défait et extrêmement pâle sous le rouge de son teint naturel, rappelant le cuivre. Il lui semblait être à l’agonie et sans aucune ressource pour éviter la tragédie qui se tramait. Il ne savait même pas où Thuvia se trouvait emprisonnée.
Venant de leur cabine, les deux hommes montèrent sur le pont. Turjun, le panthan, se trouvait pratiquement sur leur passage, ses doigts recourbés caressant la garde de son poignard. Allait-il les tuer tous les deux avant d’être submergé par la masse ? Il sourit, se sentant parfaitement capable d’affronter un utan entier d’ennemis, dans l’état d’esprit où il se trouvait.
Ils étaient pratiquement au contact avec lui et Astok parlait.
— Désignez deux de vos hommes pour vous accompagner, Vas Kor, disait-il, nous sommes un peu à court d’effectif à bord, tant notre départ à été précipité.
Les doigts du panthan lâchèrent le pommeau de la dague car son esprit des plus prompts avait aussitôt échafaudé un plan susceptible de porter secours à Thuvia. Il pouvait très bien être choisi pour accompagner ces deux assassins et, une fois révélé où était exactement la captive, il pourrait trucider Astok et Vas Kor aussi bien qu’à présent. Les exécuter sur le champ, c’était la condamner à une mort certaine entre les mains d’autres assassins, car tôt ou tard, Nutus apprendrait forcément où elle se trouvait et le Jeddak de Dusar ne pourrait souffrir qu’elle vive un instant de plus.
Turjun se mit en travers du chemin emprunté par Vas Kor, de manière à ce que ce dernier ne puisse manquer de le voir. Le noble se mit en mesure de réveiller les hommes endormis sur le pont, mais l’étrange panthan qu’il avait recruté ce jour même était toujours devant lui, trouvant sans cesse le moyen de le précéder.
Vas Kor se retourna alors vers le lieutenant et lui donna les instructions nécessaires pour ramener le Kalksus à Dusar après avoir collecté tous les volontaires ; puis il fit signe aux deux hommes qui se trouvaient juste derrière le padwar.
— Vous deux, suivez-nous à bord du Thuria et mettez-vous à la disposition de son dwar.
Le pont du Kalksus était plongé dans l’ombre de sorte que Vas Kor n’avait pas une vision très nette de la physionomie de ceux qu’il avait désignés ; mais c’était sans importance car ce n’était que deux soldats ordinaires, pour l’assister dans les tâches courantes et pour combattre, au besoin.
L’un d’eux était Kar Komak, l’archer ; mais l’autre n’était pas Carthoris !
Ce dernier en était malade de dépit ! Il avait à moitié sorti la dague de son fourreau suspendu au harnais. Mais Astok ayant déjà quitté le pont du Kalksus, il savait qu’il ne pourrait plus l’atteindre, à supposer qu’il parvienne à tuer Vas Kor car les soldats dusariens étaient maintenant nombreux sur le pont et ne manqueraient pas de le tuer promptement avant. Et l’un des deux survivant, Thuvia courait un immense danger : il fallait exécuter les deux à la fois !
Vas Kor descendit à terre pour gagner le Thuria et Carthoris le suivit résolument sans que quiconque ne l’en empêche, tous les témoins certainement persuadés qu’il était de ceux désignés pour accompagner le personnage. Il était suivi de Kar Komak ainsi que l’autre guerrier dusarien qui, lui, avait été désigné. Carthoris marchait tout près de lui, à sa gauche et ils parvinrent rapidement dans la zone d’ombre projetée par le Thuria. Il faisait très sombre à cet endroit, tellement qu’il leur fallait tâtonner pour trouver l’extrémité de l’échelle par laquelle grimper.
Kar Komak monta, précédant le Dusarien ; celui-ci saisit les barreaux inférieurs afin de prendre l’échelle à son tour. Mais, il n’eut pas le temps d’en faire davantage car des doigts d’acier lui enserraient la trachée artère pendant qu’une lame d’acier lui transperçait le cœur.
Turjun, le panthan, fut le dernier à grimper à bord du Thuria, relevant derrière lui l’échelle de cordes aux barreaux de fer.
Un instant après, le vaisseau montait rapidement, le cap au nord.
L’archer Kar Komak se tenait à la rambarde et il se retourna pour parler au guerrier avec qui il avait été désigné. Ses yeux s’agrandirent de stupéfaction en reconnaissant le jeune homme qu’il avait rencontré au pied des falaises de granit gardant la mystérieuse Lothar. Comment avait-il pris la place du soldat dusarien ?
Un léger signe de reconnaissance et Kar Komak se détourna à nouveau, afin de trouver le dwar du Thuria et prendre ses ordres ; le panthan le suivit.
Carthoris se félicitait du hasard qui avait fait que Vas Kor choisisse l’archer parmi tout autre Dusarien car il aurait fallu fournir des réponses suffisantes au guerrier qui se trouvait maintenant gisant paisiblement dans les champs, derrière la résidence de Hal Vas, dwar de la Route du Sud. Or, Carthoris n’avait d’autre réponse que celle donnée par la pointe de son épée, probablement insuffisante pour convaincre la totalité de l’équipage du Thuria !
Carthoris trouva le voyage vers Dusar interminable, tellement son impatience était grande ; mais, en fait, il s’effectua très rapidement ! Un peu avant d’atteindre leur destination, il eut l’occasion de rencontrer un guerrier dusarien et de pouvoir lui parler : il apprit ainsi qu’une grande bataille se préparait au sud-ouest de la capitale.
La flotte unie des forces de Dusar, Ptarth et Kaol avait été interceptée lors de son approche d’Hélium par sa formidable flotte. C’était la plus puissante de Barsoom, non seulement en nombre et en armement, mais aussi quant à l’entraînement, le courage de ses officiers et de leurs équipages. Et la taille monstrueuse de ses aéronefs, de proportions zitidarique !
La bataille devait se dérouler dans moins d’un jour ; quatre Jeddaks commandaient personnellement leur flotte : Kulan Tith pour Kaol, Thuvan Dihn de Ptarth et Nutus de Dusar constituaient le premier camp ; leur était opposé Tardos Mors, Jeddak d’Hélium, auquel était adjoint John Carter, Seigneur de Guerre de Mars.
Devait se joindre une autre flotte venant du nord, d’au-delà les barrières de la banquise : la nouvelle flotte de Talu, Jeddak d’Okar, venant à la rescousse, à la demande du Seigneur de Guerre. Sur les ponts de ces sinistres navires de guerre, les fiers Hommes Jaunes à la barbe noire regardaient avec insistance vers le sud. Ils étaient splendides dans leurs manteaux d’orluk et d’apt : c’était de formidables combattants venant des maisons tièdes du glacial pôle Nord.
D’autres milliers d’esquifs de guerre venaient également mais en sens inverse, puisque du pôle Sud, depuis les falaises d’Or, les temples des Therns et les parcs somptueux de l’ancienne Issus. Là également, ils venaient à l’appel du grand homme qui leur avait appris à respecter l’amour du prochain, dans un sens comme de l’autre.
Le navire amiral, battant pavillon de toute la flotte – la seconde en importance sur Barsoom, après celle d’Hélium – conduisait celle-ci avec, à son bord, le chef quasi-divin, un superbe noir d’ébène, Jeddak des Premiers-Nés dont le cœur battait fort en attendant le moment imminent de lancer ses équipages sauvages et le poids de ses énormes vaisseaux au service du Seigneur de Guerre.
La seule question qui se posait encore était : la flotte atteindrait-elle le théâtre des opérations à temps pour aider Hélium ? Hélium aurait-elle besoin d’elle ?
Pour le moment, Carthoris ne faisait qu’entendre lazzis et cancans lancés par les autres membres de Thuria. Personne n’avait connaissance des deux flottes qui venaient des deux Pôles, en tenailles, pour soutenir Hélium. Tous, à Dusar étaient persuadés que rien ne pourrait sauver la puissance d’Hélium et qu’elle serait balayée à jamais dans les airs de Barsoom.
Carthoris également, tout fils loyal d’Hélium qu’il était, avait le sentiment que sa flotte bien-aimée ne faisait pas le poids devant la coalition des trois puissances et redoutait cet affrontement.
Le Thuria touchait maintenant l’étage d’atterrissage du palais d’Astok. Le prince et Vas Kor débarquèrent à toute allure et entrèrent aussitôt dans l’ascenseur menant aux niveaux inférieurs de l’édifice.
Tout à côté, il y avait un monte-charge utilisé par les soldats. Carthoris prit le bras de Kar Komak :
— Viens ! lui souffla-t-il ; tu es mon seul ami au milieu de toute cette nation ennemie. M’aideras-tu ?
— Jusqu’à la mort ! répondit Kar Komak.
Tous deux approchèrent de la plate-forme ascensionnelle. Elle était actionnée par un esclave.
— Où sont vos ordres de mission ? demanda-t-il.
Carthoris se mit à farfouiller dans le sac qui pendait à son harnais, comme s’il le cherchait et, en même temps, il pénétra dans la cabine, Kar Komak le suivit et referma la porte derrière eux. L’esclave n’actionna pas le levier assurant la descente. Chaque seconde comptait : il leur fallait atteindre le niveau inférieur le plus vite possible, dès qu’Astok et Vas Kor y seraient eux-mêmes, afin de savoir où ils se rendaient exactement.
Carthoris se tourna tout d’un coup vers l’esclave en le projetant avec une violence inouïe de l’autre côté de la cabine.
— Ligote-le et bâillonne-le, Kar Komak ! lui intima-t-il.
Puis, se saisissant du levier, il fit descendre la cage à une allure qui donnait la nausée, pendant que l’archer ficelait l’esclave. Carthoris ne pouvait l’aider, pour ne pas abandonner la manette, car il fallait veiller à ne pas venir heurter le sol à cette vitesse-là, en bas de course, sous peine d’être écrasés et de trouver ainsi une mort instantanée.
Il pouvait apercevoir maintenant, un peu au-dessous, le sommet de la cabine d’Astok qu’il rattrapait, descendant plus lentement dans le puits parallèle au leur. Il réduisit la vitesse en conséquence, l’égalisant avec l’autre. L’esclave se mit à rugir malgré son bâillon.
— Réduis-le au silence ! commanda Carthoris.
Un instant après, un être informe vint s’écrouler sur le plancher de l’ascenseur.
— Voilà ! il est silencieux, ironisa férocement Kar Komak.
Carthoris arrêta subitement la cage à l’un des niveaux supérieurs du palais. Ouvrant la porte, il prit la forme recroquevillée de l’esclave et la poussa sur le palier. Puis, il fit claquer la porte et reprit la course descendante.
Il rattrapa à nouveau le sommet de la cabine d’Astok et de Vas Kor.
Un instant plus tard, ils stoppèrent et, amenant prudemment sa plate-forme au dernier niveau, il vit les deux hommes disparaître par l’un des couloirs donnant dans le vestibule d’arrivée des ascenseurs.